Conversations avec Alice Walker

Édité par Reynaldo Henquen
2024-05-26 18:17:26

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Conversations avec Alice Walker

« Il y a de nombreux écrivains noirs brillants qui auraient dû remporter le Prix Pulitzer bien avant ma naissance »

Salim Lamrani

Née en 1944 à Eatonton, en Géorgie, au sein d’une famille paysanne de huit enfants, Alice Walker a vécu dès son plus jeune âge la ségrégation raciale qui sévissait dans le Sud des États-Unis. A son adolescence, consciente de la réalité de l’oppression, elle s’engage dans la lutte pour l’égalité contre les politiques discriminatoires imposées par les autorités suprémacistes.

 

Après de brillantes études, elle se lance dans l’écriture et publie son premier recueil de poésie à l’âge de 24 ans et mène parallèlement une carrière académique dans de prestigieuses universités, dont l’Université de Californie à Berkeley, où elle enseigne les études afro-américaines. En 1983, elle devient la première femme noire à obtenir le Prix Pulitzer pour son roman La couleur pourpre, qui est aujourd’hui l’un des cinq livres les plus lus aux États-Unis.

 

Militante féministe, Alice Walker place la liberté et la justice sociale au cœur de son action. Très influencée par la Révolution cubaine et son message universel d’émancipation, elle mène depuis des années un combat contre les sanctions économiques qui frappent la population de l’île. Elle est également très engagée dans la lutte pour la préservation de l’environnement et le progrès humain.

 

Au cours de ces conversations, Alice Walker évoque son enfance dans le Sud ségrégationniste et son engagement contre le racisme institutionnel. Elle raconte sa rencontre avec Howard Zinn, célèbre historien engagé contre toutes les injustices, qui a eu une influence importante dans la construction de sa conscience politique. Elle revient sur l’obtention du Prix Pulitzer et les obstacles érigés contre les écrivains noirs. Elle parle enfin longuement de la Révolution cubaine qui a été une profonde source d’inspiration pour elle et pour de nombreux intellectuels de sa génération.

 

Salim Lamrani : Alice Walker, oû êtes-vous née et quels souvenirs gardez-vous de votre enfance, marquée par la ségrégation raciale ?

 

Alice Walker : Je suis née dans le sud des États-Unis, en pleine campagne, un endroit magnifique, et j’ai grandi en compagnie de mes parents, mes frères et mes sœurs. L’une de mes sœurs est partie lorsque j'avais un an car il n’y avait pas de lycée pour les enfants noirs dans notre village. J’aimais mes parents et j’étais très proche de mes grands-parents. Je me souviens que je m’éclipsais souvent pour leur rendre visite. Leur vie était si simple : planter, cultiver, cuisiner, manger, satisfaire mes moindres désirs. La simplicité de leur mode de vie était parfaite pour moi. Aujourd'hui, j'ai l'âge qu'ils avaient lorsque je les ai connus et je me rends compte que j’ai imité leur mode de vie en choisissant de vivre très simplement, avec des poules et un jardin.

 

Nous avions notre propre communauté. Il y avait bien sûr la ségrégation, mais nous ne la remarquions pas en tant qu’enfants. Nous vivions dans une communauté de personnes qui se souciaient de notre bien-être.

 

Nous n’avons jamais eu de logement décent. Nous pouvions être contraints de déménager chaque année. Mon père et ma mère ont travaillé très dur pour nous éviter de ressentir l’oppression au quotidien. Nous voyions rarement des Blancs. Nous ne voyions que le propriétaire terrien et celui qui pouvait nous forcer à quitter les lieux.

 

Comment s’exprimait l'oppression raciale dans un système dirigé par des hommes riches et blancs ?

 

AW : Il faut dire que dans la plupart des cas, ils n'étaient pas si riches que ça. Ils étaient simplement blancs. Ce n’était d’ailleurs pas toujours des hommes. Notre propriétaire la plus sévère était une femme et peut-être même une parente. Elle aurait, bien entendu, nié cette éventualité, du moins en public. Dans cette société, un Blanc était automatiquement considéré comme supérieur à n’importe quelle personne noire, même si elle était titulaire d'un diplôme universitaire et même s’il s’agissait d’un parent.

 

Lorsque l’on considère la maladie profonde des États-Unis, dont le fondement était l'exploitation des Africains et de leurs descendants, il devient plus facile de comprendre la tragédie de notre situation politique aujourd'hui. Les États-Unis doivent plus d’argent qu'ils ne pourront jamais en rembourser, et la déprédation et l’asservissement du pays lui-même ne sont pas impossibles.

 

J’étais très consciente que nous étions pauvres. Nous l’étions car nous travaillions pour des gens qui possédaient toutes les terres, tous les bons logements et toutes les écoles. Mes parents ont réussi à construire une école pour notre communauté, mais les Blancs l’ont brûlée pour nous priver d’éducation. On en a donc reconstruit une autre. Nous étions donc très conscients de la lutte pour l’éducation de notre communauté. Les Blancs nous détestaient mais nous ressentions de l’amour pour nous-mêmes. Je dois dire qu’en tant qu'enfants, nous étions protégés dans une large mesure de l'humiliation quotidienne subie par nos parents.

 

Puis, à 17 ans, j'ai quitté la maison pour rejoindre le mouvement contre l’oppression raciale et pour les droits civiques. Mes parents étaient quelque peu effrayés par notre engagement mais leur amour nous avait donné l’énergie de nous battre.

 

Parlez-nous du professeur Howard Zinn, que vous avez connu au Spelman College. Quel souvenir avez-vous de lui ?

 

AW : Le monde entier le connaît comme un historien célèbre et progressiste. Pour ma part, il était mon ami et j’ai découvert qu'il avait également été pauvre. Il a grandi dans une famille juive modeste. Il travaillait dans les chantiers navals, comme son père, jusqu’à ce qu’il soit enrôlé à l’armée où il est devenu bombardier durant la Seconde Guerre Mondiale. Cette expérience lui a appris à ne jamais se plier aux exigences bellicistes des politiciens qui restent chez eux.

 

Howard nous a aidés à Spelman. Notre école était très stricte et il était difficile de devenir une rebelle. Mais j’étais réfractaire, notamment parce que j'étais une poétesse et que j'étudiais le français. J'étais dans la Maison française de l’établissement et j’étudiais tous les grands poètes. Je traduisais leurs oeuvres. J’ai participé à des manifestations et je faisais en sorte d’éviter d’être arrêtée afin de ne pas être renvoyée de l’école. Au bout du compte, on a limogé Howard car il était impliqué dans la lutte contre la ségrégation raciale. J’ai donc décidé de quitter l’établissement par solidarité.

 

Quelles autres personnalités ont eu une influence importante sur votre vie personnelle et militante ?

 

AW : Staughton Lynd était également professeur d’histoire dans la même école, à Spelman, et il a eu une grande influence sur moi. Il s’était rendu à Hanoï pour se renseigner sur les atrocités commises durant la guerre du Vietnam. Par la suite, il a été professeur à l’université de Yale et il a été limogé en raison de son opposition à la guerre. C’était aussi quelqu'un qui défendait toujours ses convictions.

 

J’ai eu la chance, tout au long de ma vie, d'être entourée de personnes dotées de bonnes valeurs, qui se protégeaient les unes les autres et défendaient la paix dans le monde.

 

Vous avez épousé un homme blanc, Melvin Rosenman, alors que les mariages mixtes étaient illégaux dans l'état de Géorgie. Quelles ont été les conséquences de cette union dans une Amérique qui refusait l’Egalite des droits pour tous.

 

AW : Les mariages mixtes étaient illégaux dans tout le Sud, pas seulement en Géorgie où je suis née. Nous nous sommes mariés à New York et nous étions très heureux. Nous sommes ensuite allés dans le Mississippi afin de défier la loi et contester la décision juridique inique qui rendait illégal le mariage de certaines personnes. Je ne suis pas une grand fan du mariage. Mais après 300 ou 400 ans d’oppression, on ne pouvait pas continuer à dire aux gens qu'ils ne pouvaient pas se marier, qu'ils ne pouvaient pas épouser quelqu'un qu'ils aimaient. Il semblait donc très naturel de se rebeller contre cette discrimination.

 

Pourriez-vous nous parler de votre expérience en tant que professeure d'université ?

 

AW : Ce n’est pas le travail qui m'a le plus plu. J’appréciais certains de mes étudiants, mais c’était essentiellement un travail alimentaire. J'avais besoin de fonds pour pouvoir écrire mes romans. Comme vous le savez, pour écrire un livre, il faut du temps, un endroit où vivre, des ressources pour élever vos enfants.

 

A Berkeley, à l’Université de Californie, j’ai dispensé un cours intitulé « Les visions et l'esprit ». Il portait sur des récits de femmes esclaves et la manière dont ils arrivaient à survivre grâce une incroyable imagination spirituelle qui leur permettait de s’échapper de l'extrême misère et de tisser un lien avec leur « Dieu ». Ils avaient ainsi un partenaire spirituel dans leur souffrance et ils arrivaient à tenir bon.

 

En 1982, vous êtes devenue la première femme afro-americaine à remporter le prix Pulitzer pour votre dixième roman la couleur pourpre. Qu’est-ce qui a changé pour vous ? a-t-il eu un impact sur la façon dont les femmes noires sont perçues dans la société américaine ?

 

AW : Les gens aiment souvent dire que c’est le premier roman d'un écrivain noir à avoir remporté le prix Pulitzer. Mais il ne faut pas oublier que dans le passé, les Noirs n'étaient généralement pas pris en considération pour le prix Pulitzer. Les États-Unis étaient à l’époque un Apartheid similaire à l’Afrique du Sud. Peu de Noirs étaient en mesure de trouver un éditeur. Il y a une certaine hypocrisie dans toute cela, car on semble vouloir faire croire que, durant toutes ces années, toute personne – blanche ou noire – pouvait obtenir le Pulitzer. Ce n’est pas vrai. Même au sein du jury qui m’a décerné ce prix, il y avait au moins une personne – une femme blanche –qui était absolument contre car mon livre traitait des Afro-américains dont elle ne savait apparemment rien du tout.

 

Il y a de nombreux écrivains noirs brillants qui auraient dû remporter tous les prix possibles et imaginables, bien avant ma naissance. Je me permets de vous dire cela car je sais que vous comprenez ce qu’est la structure du racisme dans notre pays. On prétend que je suis la seule comme s’il n’y avait jamais eu d’autres candidats potentiels. De nombreux écrivains noirs auraient pu remporter n'importe quel prix s’ils avaient été autorisés à concourir durant cet Apartheid américain.

 

Vous dites que la couleur pourpre est un remède pour beaucoup de gens parce qu’il les rend plus libres et que c’est la raison de son succès.

 

AW : Je pense que le livre permet aux femmes de se rendre compte qu’elles ne sont pas obligées d'accepter une relation avec des hommes qui nuisent à leur santé physique et mentale. Il y a plein d’autres relations possibles dans le monde. Elles peuvent avoir des relations avec d'autres femmes et c’est une grande libération. Pourquoi devriez-vous avoir des relations qu'avec les hommes si vous n’avez pas trouvé quelqu’un qui vous traite bien ?

 

C’est également une libération pour les hommes. Le personnage de Monsieur est particulièrement détestable. Il est malheureusement inspiré de mon grand-père bien-aimé, tel qu’il était des années avant ma naissance. Les hommes ont ainsi l’occasion de voir qu’ils ont d’autres facettes de leur personnalité que celle qui consiste à brutaliser les femmes. Ils peuvent apprendre à considérer les femmes comme des êtres égaux. Ce n’est pas impossible.

 

Je pense donc qu'il s’agit d’un très bon remède pour de nombreuses personnes aux États-Unis, mais également à travers le monde car l’oppression des femmes est globale. C’est quelque chose de vraiment indigne du comportement humain. Cela ne devrait pas exister, tout comme la maltraitance des enfants. D’ailleurs, les femmes sont souvent maltraitées lorsqu’elles sont enceintes. Nous devrions réfléchir collectivement à cette question.

 

La plus ancienne forme de domination est celle des hommes sur les femmes. Vous êtes pleinement engagée dans la lutte pour les droits des femmes. Que reste-t-il à faire pour parvenir à une véritable égalité ?

 

AW : Tout reste à faire, ce qui est vraiment désespérant. Dans notre pays, les femmes ont perdu le droit à l'avortement. Si vous ne pouvez pas contrôler votre propre corps, vous êtes un esclave. Nous avons donc reculé de 100 ans, ce qui signifie que la lutte pour la liberté est constante et éternelle. Nous n’avons même pas besoin de penser au sort des femmes dans d'autres parties du monde où elles n'ont jamais eu un souffle de liberté.

 

J’ai travaillé pendant de nombreuses années, dix ans, sur l’excision des femmes et le danger que cela représente pour les personnes, en particulier en Afrique et dans certains pays du Moyen-Orient, mais aussi dans d’autres régions. C’est l’une des plus grandes insultes à l’humanité que l’on puisse imaginer.

 

Quelles sont les causes qui ont été pour vous une source d’inspiration ?

 

AW : La Révolution cubaine. Quand j’ai découvert que Fidel parlait au nom des gens qui étaient exactement comme mes parents, des gens dont les enfants n’avaient pas de chaussures, qui ont dû construire leurs propres écoles juste pour voir le propriétaire terrien les brûler, il était tout à fait naturel pour moi de sentir que j’avais trouvé un frère, qu'il y avait quelqu'un dans le monde qui pouvait voir toutes ces injustices et les dénoncer.

 

A ses côtés se trouvait le Che. Je voudrais également mentionner la révolutionnaire Celia Sanchez, qui était très liée au Che et à Fidel, mais qui est à peine mentionnée. A Cuba, elle est honorée, mais au-delà de ces frontières elle est ignorée car le monde ne voit que le révolutionnaire masculin, alors qu’elle a joué un rôle fondamental dans la Révolution cubaine.

 

Que symbolise pour vous la Révolution cubaine ? Que symbolise-t-elle pour les personnes victimes d'oppression raciale, sociale, coloniale ou impériale ?

 

AW : La Révolution cubaine symbolise une chose, entre autres : si vous vous rebellez, vous serez punis. Cuba a été punie pour s’être soulevée, pour avoir essayé d’être différente. Il faut voir cette réalité en face : l’oppresseur cherchera toujours à châtier l’opprimé qui refuse sa condition. On lui rendra la vie impossible pour l’empêcher de se consacrer à l’édification d’une société plus juste. C’est exactement ce qui se passe avec Cuba.

 

Que faut-il donc faire ? Faut-il continuer à se révolter ? Faut-il persévérer dans la construction d’un système différent ? Faut-il résister ? Faut-il céder ?

 

Je pense souvent à Cuba, qui souffre aujourd'hui et qui a toujours souffert. Je me souviens d’y être allée à une époque où il n’y avait pas d'essence. Les voitures tombaient en panne d’essence et il fallait les pousser. Aujourd’hui, les matières premières alimentaires manquent à Cuba pour les plus pauvres. Il y a des pénuries constantes.

 

Cela donne l’impression d’un échec, mais il faut se poser les bonnes questions. Est-ce un échec alors que la plupart des Cubains, qui n'auraient jamais été éduqués sans la Révolution, ont aujourd’hui des diplômes universitaires, malgré l’état de siège dont ils sont victimes? Les Cubains qui quittent leur pays à la recherche d’une vie meilleure sont instruits et auront de meilleures opportunités. Il faut souligner cela. Cuba est vraiment un sujet fascinant.

 

Que pensez-vous de la politique des États-Unis à l’égard de Cuba ?

 

AW : La politique des États-Unis est une politique de punition collective. On a l’impression d’être dirigés par des calvinistes du XVIIIe siècle, par des gens qui vous brûleraient sur le bûcher. C’est une politique odieuse. Elle donne véritablement une mauvaise image de l’Amérique. J’aimerais que l’on comprenne les conséquences d’une telle dureté de cœur, alors qu’on prétend être un pays chrétien. On fait en sorte que des enfants aient faim, qu’ils n’aient pas de chaussures, que des personnes âgées n’aient pas de médicaments. J’ai le souvenir d’une visite dans une maternité à Cuba et il n’y avait presque rien. Il n’y avait pas de savon. Je ne sais pas comment le personnel fait pour garder le lieu aussi propre avec un tel manque de moyens. C’était d’une telle tristesse.

 

La vie ne récompense jamais la méchanceté. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles mon pays souffre autant. Nous pensons que nous sommes formidables, mais il suffit de jeter un œil à la réalité dans nos propres villes, avec tant de gens qui ont faim et qui vivent dans la rue. Nous souffrons car nos dirigeants ont perdu toute compassion, si tant est qu’ils en aient eu un jour.

 

Vous avez rencontré Fidel Castro à plusieurs reprises. Que pouvez-vous nous dire de lui ?

 

AW : Il aimait parler comme tout le monde le sait et avait un bon sens de l’humour. C’est la personne la plus cultivée que j'aie jamais rencontrée. En revanche, il n'avait jamais entendu parler de l’excision des femmes et lorsque je lui en ai parlé, il a littéralement pâli. Il était très perturbé et il voulait trouver un moyen de mettre un terme à cette pratique barbare. C'était formidable car j’avais enfin rencontré un homme qui pouvait ressentir la souffrance des femmes. C'était remarquable. C’était une personne que j’ai vraiment appréciée. Je l’ai trouvé très humain, avec un esprit très ouvert.

 

J’ai appris que ni lui ni le Che ne savaient danser, ce qui est dommage parce que la danse est vraiment essentielle pour comprendre les connexions du corps à la terre et la nature.

 

J’ai également été très impressionnée par sa capacité d’écoute. Un jour, lors de l’une de nos rencontres, nous étions une grande tablée et il a écouté chacun d’entre nous. C’est quelque chose qui n’arriverait jamais aux États-Unis, si tant est qu’on ait la possibilité de partager la table du Président.

 

Vous avez publié un poème intitulé « Earnest and Faithful » en hommage au Che. Parlez-nous de lui.

 

AW : Il faut savoir que j’aime beaucoup traduire les prénoms. Ernesto et Fidel signifient en anglais « Sérieux et Fidèle ». C'est beau et poétique. Ils étaient tous deux sérieux et fidèles, dévoués à leur cause. Ils avaient une foi inébranlable et beaucoup d’amour pour le peuple.

 

J’ai eu l’opportunité de visiter la crypte où repose la dépouille du Che à Santa Clara. Il avait été assassiné et enterré dans le secret en Bolivie. Personne ne savait où il se trouvait. Je me souviens de cette photo terrible de son corps sans vie, entouré des généraux et de gens qui avaient participé à sa capture. C’était quelque chose de très douloureux pour de nombreuses personnes à travers le monde. Puis, Fidel a entrepris des recherches et on a finalement découvert le lieu où ses restes gisaient et il a été rapatrié à Cuba. Je ressens une grande admiration, un grand respect et de l’amour pour le Che.

 

Vous êtes engagée dans la lutte pour la promotion des droits de l'homme. Pourtant, en Occident, Cuba est souvent pointée du doigt sur cette question. Que pensez-vous de ces accusations ?

 

AW : Elles sont typiques. Si Cuba avait réussi à mener son projet à bien sans pressions extérieurs, presque tous les autres pays auraient eu l’air arriérés, à l’exception peut-être des pays scandinaves. J’aime beaucoup la Finlande. Les élites détestent Cuba car elle a essayé de construire quelque chose de nouveau et de différent.

 

On dit que Cuba voulait être communiste. Je crois qu’il faut se souvenir de l’histoire. Cuba s’est rapprochée de l’URSS car elle n’avait pas d’autre choix. La politique hostile des États-Unis a plongé l’île dans un tel état de pénurie qu’elle a dû tisser une alliance stratégique avec Moscou.

 

Que peuvent-ils faire d'autre que d’accuser Cuba d’avoir échoué, alors qu’ils ont tout fait pour étouffer ce pays ? Je me souviens d’avoir vu une émission intitulée « Comment Castro a détruit l'économie cubaine ». De quelle économie parle-t-on ? Les paysans – qui vivaient dans les mêmes conditions que mes parents et mon peuple – coupaient la canne à sucre du lever au coucher du soleil. Ils n’avaient pas de chaussures, pas d'école et ne savaient même pas lire et écrire. C’est la Révolution qui leur a appris à lire et à écrire.

 

Quelles sont les personnes qui vous inspirent aujourd'hui ?

 

AW : Ce sont les personnes qui ne baissent pas les bras. Je suis étonnée à quel point les gens font preuve de résistance. La situation semble tellement désastreuse. Nous sommes à l’aube d’une Troisième guerre mondiale. Comme l’a dit Einstein, la Quatrième guerre mondiale se fera avec des bâtons et des pierres, si nous avons un conflit nucléaire.

 

Il y a une organisation qui s’appelle Code Pink que j’aime beaucoup parce qu'elle n'a jamais cessé de réclamer la justice, que ce soit pour Cuba ou d’autres pays du monde. J’admire les gens qui poursuivent le combat malgré l’adversité. J’admire les gens qui voient le vrai, qui n'abandonnent pas leurs principes, qui restent fidèles à leurs convictions, comme Fidel, le Che et Celia.

 

Quel est selon vous le devoir des intellectuels ?

 

AW : Je crois qu’il faut avoir la lucidité nécessaire pour voir ce qui est réel et ne pas se laisser berner par les miroirs et la fumée. La situation du monde est terrible et nous avons le devoir de rester vigilants autant que possible. C’est le devoir que nous avons envers les personnes qui ont lutté si durement dans le passé. Il ne faut ne pas se laisser duper par les puissances obscures qui savent si bien manipuler la réalité.

 

Qu’est-ce qui vous indigne aujourd'hui ?

 

AW : Je suis scandalisée par l’ampleur du trafic d’enfants. On entend d’horribles histoires sur les camps de concentration d'enfants, sur la traite d’enfants. Beaucoup de ces enfants sont utilisés pour le trafic d’organes. C'est terrible d'imaginer que l'humanité est tombée si bas qu'il existe un commerce d'enfants. C'est choquant et c'est quelque chose que l'on ne verrait jamais à Cuba !

 

Terminons avec l’une de vos citations : « L’amour est le fondement du changement et de la transformation ».

 

AW : Si vous avez de l’amour dans votre cœur, vous serez guidé vers qui a besoin d'amour et qui répond à l'amour. Il est un peu difficile d’expliquer cela à des personnes qui ne le comprennent pas. C'est presque comme une langue oubliée, une émotion oubliée. Leonard Cohen dit : « L’amour est le seul moteur de la survie ». C’est vrai. Nous n'irons nulle part si nous pensons que nous pouvons y arriver sans amour. Ce n’est pas possible.

 

Il faut développer l’amour pour soi-même, pour tout ce qui nous entoure, pour les plantes, les animaux et l’eau. L'amour est devenu un mot galvaudé que les gens prononcent sans y attacher aucun sentiment. Développez l’amour dans votre cœur car c'est notre seul espoir de survivre et d’être heureux.

 

Nous méritons tous d’être heureux. Le bonheur n'est pas quelque chose d’inatteignable. Il faut essayer de découvrir ce qui nous rend vraiment heureux et l'amour est l'une des choses qui nous rendra assurément heureux. Je ne parle pas de l’amour romantique, bien qu'il y ait une grande force émotionnelle à tirer de l'amour désintéressé d'une autre personne. Je parle plutôt d’un amour cosmique qui s’enracine dans l’appréciation de notre simple existence dans une merveille telle que cet univers, ce monde, où les humains sont eux-mêmes des créations extraordinaires, comme tout le reste.

 

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POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Salim Lamrani, « Conversations avec Alice Walker », Études caribéennes [En ligne], 57-58 | Avril-Août 2024, mis en ligne le 30 avril 2024, consulté le 26 mai 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/30038 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudescaribeennes.30038

 

AUTEUR

Salim Lamrani

Université de La Réunion

 

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(SOURCE ETUDES CARIBÉENNES)



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